Les gens de mon entourage sont toujours un peu surpris d’apprendre que, depuis que j’ai des petits-enfants, je me fais appeler « mémère ». Pour la plupart de mes amis, ce terme est associé à la vieillesse. Pour moi, il est plutôt synonyme d’amour inconditionnel et de sagesse. Le mot « mémère » me rappelle ma chère mémère Yvonne, alors que « grand-maman » ou « mamie » n’éveillent aucune émotion chez moi.

Je n’ai pas connu la mère de mon père. Mis à part une photo en noir et blanc sur laquelle elle sourit tendrement, assise entre deux de ses fils, et les quelques souvenirs que mon père m’en a racontés peu de temps avant de mourir, je ne sais presque rien d’elle. Je devine que c’était une femme vaillante et courageuse, car mon père était l’avant-dernier des dix-sept enfants que ma grand-mère Emma a mis au monde.

J’ai très bien connu mon autre grand-mère. Je ne l’ai jamais appelée autrement que « mémère ». Mémère a fait partie de ma vie dès ma naissance. Elle m’a relaté plus d’une fois que j’étais allée vivre quelque temps chez elle, durant les premiers jours de ma vie, pour que ma mère puisse se reposer. Mémère ajoutait avec un brin de nostalgie que, lorsque mes parents étaient venus me chercher, elle et « pépère » avaient beaucoup pleuré, car ils s’étaient rapidement attachés à leur petite-fille rousse.

J’ai vécu quelques semaines chez mémère, à l’âge de quatorze ans, pour soigner une mononucléose. Je souffrais surtout de la perte de ma mère qui venait tout juste de mourir du cancer. Heureusement que mémère était là pour prendre soin de moi…

C’est entre autres grâce à mémère Yvonne si je suis devenue écrivaine. J’avais douze ans la première fois qu’elle m’a demandé d’écrire un communiqué de presse pour l’un des organismes dont elle était membre. J’en ai rédigé plusieurs au cours des années qui ont suivi. Mémère m’avait convaincue que j’avais le talent nécessaire pour le faire. Elle m’a aussi transmis sa passion pour la lecture.

Mémère Yvonne, c’était un être unique, un vrai personnage : une femme de tête, politisée, au courant de l’actualité, active au sein de plusieurs organismes. Elle s’appliquait à mettre de l’entrain dans toutes les activités auxquelles elle participait. Je me souviens de l’avoir vue se confectionner une robe de fée des étoiles pour une soirée du Club de l’Âge d’or alors qu’elle avait plus de quatre-vingts ans!

Mémère accomplissait de véritables petits miracles avec ce qui se trouvait dans son garde-manger. Elle tenait à garder ses visiteurs à souper, qu’ils arrivent à l’improviste ou non. Elle n’avait jamais besoin de courir au dépanneur. S’il lui manquait un ingrédient, elle modifiait la recette en faisant appel à sa créativité. Chaque semaine, elle concoctait quelques plats, juste au cas où elle aurait de la visite et, si elle se retrouvait soudainement avec trop de nourriture, elle offrait le surplus à ses voisins, tout simplement.

Les enfants comme les adultes étaient toujours les bienvenus chez mémère. Si on brisait un bibelot ou une pièce de vaisselle par accident, elle nous rassurait immédiatement :

— Ça va me faire un morceau de moins à laver ou à épousseter!

Sa foi en « La Divine Providence » était inébranlable. Mémère croyait que notre destin était tracé pas à pas et qu’on ne pouvait rien y changer. Elle disait aussi : « J’ai un toit sur la tête, je suis à la chaleur, et le frigidaire est plein. J’ai tout ce qu’il me faut. Le Bon Dieu nourrit les oiseaux, il ne me laissera pas mourir de faim! »

Mémère avait connu des années de misère, mais, de toute évidence, elle n’avait pas perdu la foi ni délaissé la prière. Cette habitude faisait partie de son quotidien, tout comme les exercices physiques qu’elle répétait chaque matin pour se garder en forme.

Chaque année, elle cuisinait quelques pots de « langues de chattes (concombres marinés) » qu’elle finissait par nous offrir, pour son plaisir et pour le nôtre. Mémère ne pouvait renoncer aux délicieuses odeurs que les marinades répandaient dans son logement. La popote, c’était l’un de ses sujets préférés. J’ai discuté de recettes avec ma mémère jusqu’à la fin de sa vie.

Au cours des années, mémère a dû se départir de ses chalets, de sa maison et de presque tous ses biens; elle a vendu ou donné tous les « trésors» qu’elle avait amassés pendant ses cinquante années de mariage avec mon cher pépère. Ses yeux s’étaient beaucoup affaiblis, ce qui l’empêchait de se livrer à certaines de ses activités préférées, comme la lecture et les mots mystères. Pourtant, mémère continuait de savourer les petits bonheurs de la vie quotidienne. Elle cuisinait toujours en mesurant les épices dans le creux de sa main.

Durant les derniers mois de son existence, elle partageait son temps entre un petit logement, où elle aimait encore nous recevoir, et une chambre dans un centre d’accueil où elle se reposait parfois; elle en profitait, selon ses propres dires, pour discuter avec les « vieux » dont elle ne faisait pas partie puisqu’elle n’avait que quatre-vingt-dix ans!

Presque vingt ans après son départ, mémère Yvonne demeure pour moi un modèle extraordinaire, une femme généreuse qui a aimé profondément la vie et les gens qui ont croisé sa route.

De mon côté, je suis grandement choyée par la présence de ma famille et de mes amis. Toutefois, je vis souvent des périodes d’insécurité financière, comme la majorité des travailleurs autonomes et des artistes, je suppose. Au cours de ces épisodes, je songe à ma mémère. Je la remercie de m’avoir légué sa foi, sa philosophie et son amour. Ce sont de merveilleux cadeaux qui me permettent d’apprécier les petits bonheurs tout simples, d’aller de l’avant et de réaliser mes rêves.

 

Danielle Malenfant, La Plume Rousse

Écrivaine, réviseure, formatrice

www.laplumerousse.com